Lee Shulman : « L’essentiel dans l’art, c’est de faire ressentir des émotions »

6 février 2024

Depuis 2017, Lee Shulman collectionne les diapositives. De ces clichés d’instants de vie réalisés par des anonymes, il en a tiré « The Anonymous Project », une série d'œuvres, d’expositions et de livres. Une fois regroupées, les images deviennent des récits touchants, universels et porteurs de sens. Pour la Samaritaine, où il expose certaines de ses pièces dans le cadre de la campagne Paris-Venise, il évoque son processus créatif et son goût pour la narration. Visible jusqu’au 24 avril, l’exposition voyagera ensuite à Venise, juste à temps pour la Biennale.

Vous êtes réalisateur et collectionneur, comment votre goût pour l’image et l’art en général s’est-il formé ?

Mon père prenait beaucoup de photos quand j’étais enfant, et moi aussi. Plus tard, j’ai fait une école de cinéma à Londres, où en première année, on nous a dit qu’on ne tournerait rien, pour ne travailler qu’avec des diapositives. Il est impossible de recadrer l’image une fois qu’elle est faite, donc c’était une manière radicale d’entraîner l’œil.

Sur quels types de projets avez-vous travaillé ?

J’ai commencé par des publicités et des clips avec une bande de copains qui sont devenus très connus, comme Michel Gondry, Cassius… C’était l’époque de la French Touch ! Je faisais aussi beaucoup de polaroids et de dessins. Encore maintenant, je fais toujours des storyboards, je traite la photo comme un film.

Comment a démarré The Anonymous Project ?

Il y a 7 ans, mes parents ont vidé la maison et m’ont envoyé les diapositives qu’ils avaient de la famille. J’ai regardé aussi sur Ebay et j’ai vu que beaucoup de gens en vendaient parce qu’ils ne pouvaient pas les utiliser. J’ai acheté une boîte, je les ai mises dans un scanner et j’ai trouvé le rendu incroyable : les couleurs, la qualité… Alors que ça datait des années 1950 ! J’ai commencé à les partager sur Instagram et ça a plu. Le New York Times m’a contacté pour savoir qui était le photographe de ces images... Ça les a troublé que ce soit si beau, si artistique et si intime tout en étant réalisé par des inconnus.

Qu’avez-vous ressenti en regardant les premières diapositives ?

Émotionnellement, c’est très fort parce que qu’il y a une relation intime entre le photographe et le sujet, c’est une démarche authentique et sincère. On se retrouve tous dans ces images. C’est cette narration qui m’a intéressée. L’art pour moi, c’est le montage : tout le monde fait des images, mais choisir les bonnes et savoir les assembler, c’est autre chose. J’ai une âme de collectionneur, et avec mon équipe, nous cherchons à raconter des histoires.

À quoi ressemblent les œuvres une fois constituées ?

Mes expositions sont de vrais décors de cinéma ! Je travaille toujours avec les mêmes équipes, des chefs décorateurs de films, avec qui je recrée des salons entiers de maisons des années 1950, comme si on faisait une soirée diapositives. À Arles en 2019, avec « The House », j’ai construit des pièces où les images étaient rétro-éclairées dans les placards, je faisais des mises en abîmes. Je voulais qu’on puisse regarder les images autrement que sur des murs.

Continuez-vous à chiner de nouvelles diapositives pour agrandir votre collection ?

Aujourd’hui, beaucoup de personnes soutiennent le projet et m’envoient leurs diapositives. Au départ, ce projet était celui de ma famille, qui est très éclatée, issue de l’immigration de l’Est de l’Europe, et que j’ai perdu en partie. À chaque exposition, j’en ressors avec le sentiment d’avoir fondé une nouvelle famille ! Je n’ai jamais été aussi motivé que maintenant pour lier les gens entre eux.

À la Samaritaine, vous exposez dans les différents espaces, pouvez-vous nous expliquer ?

C’est un lieu de vie et de passage, ma première approche a été de m’intégrer à cela. Je mets des photos en grand format sur les ascenseurs, pour donner l’impression de rentrer dans l’image, puis à l’espace homme et femme, j’installe des images liées à la mode. Deux totems sont visibles au rez-de-chaussée, ce sont des installations composées de 2000 diapositives chacune, sur 2 mètres de haut, recto et verso. Une manière de pénétrer l’univers de la mémoire collective, comme un storyboard de la vie. J’aime que les gens s’attardent dessus, les adultes comme les enfants, c’est transgénérationnel ! Enfin, au 5ème étage se trouvent des tirages sur le thème du sommeil imprimés sur des voiles. Comme elles sont transparentes, on voit les gens derrière, ce qui donne l’impression qu’ils font partie du cliché. Habiller les murs de familles inconnues, c’est un miroir de nos vies, cela ramène à l’essentiel. Et l’essentiel dans l’art, c’est de faire ressentir des émotions.

Qu’est-ce que notre thème et ces deux villes, Paris et Venise, vous inspirent ?

Ce sont des villes d’émotions et d’amour, un fantasme de romantisme et de lumière ! Voir des villes se réunir me plaît, ça correspond à mon projet qui évoque la collaboration entre les gens. Dans l’art aussi, on ne va pas s’en sortir si on ne travaille pas main dans la main ! On pense souvent qu’on est très différents les uns des autres mais pas tant que ça en réalité. Il y a cette expression en anglais que j’adore : « Different but the same » (« Différents mais semblables »). Cette notion d’inclusion est très importante pour moi, comme le livre réalisé récemment avec l’artiste sénégalais Omar Victor Diop. Je l’ai photographié et j’ai inséré ces images dans des diapositives à l’époque de la ségrégation. C’est à la fois drôle, et très politique. En ce moment je travaille sur un documentaire sur Martin Parr, c’est quelqu’un de très accessible, il a le génie des grands artistes qui sont dans le partage. C’est ça le plus important : le partage et la transmission.

Qu’incarne la Samaritaine pour vous ?

J’adore amener des expositions là où on ne m’attend pas, mixer les lieux de vie avec l’art. La Samaritaine est un bâtiment mythique, qui symbolise le savoir-faire français ! Il y a une exigence, une quête de la perfection, une envie d’aller chercher le meilleur. J’ai énormément appris à travailler dans le détail en France. De cette façon, on fait honneur à la mémoire et au souvenir, l’émotion est amplifiée.

Allez-vous continuer votre collection ? Quels sont vos autres projets ?

Oui, il y a encore beaucoup de manières de raconter ces images, de collaborer avec d’autres artistes. Les diapositives continuent d’arriver toutes les semaines, on y trouve toujours des surprises ! Certaines sont devenues iconiques, je me demande toujours quelle sera la prochaine. Je travaille aussi sur un projet de livre sur la mode, un sujet très présent dans les images que je reçois. En plein COVID, j’ai reçu un coup de fil de Christian Lacroix, qui avait vu mon exposition à Arles. Il m’a dit : « Tu ne te rends pas compte, tu es le témoin en couleurs de la mode de cette époque ! » J’ai envie d’exploiter ça.